Les paradigmes de Céline Martin

P. Godderidge hiver 2020

 

A la lisière du dessin et du collage, les paradigmes de Céline Martin apparaissent comme des peaux déposées, des couvertures pendues ou accrochées au mur… Céline Martin dessine. Elle met tout en oeuvre pour que ces travaux soient de cet ordre. L’énoncé est simple : du papier, de la bande cache et de l’encre. D’abord, le rouleau macère dans la mixture. Le papier du ruban s’imbibe. La bande cache, que d’habitude on jette comme de vieux pansements, fournit là, la matière même du travail. Imprégnée des humeurs noires et rouges. On imagine les blessures, on tente les réparations. Capillarité des douleurs qui s’insinuent sur le papier. Déchirer un morceau et le coller sur le patron. Il s’agit bien de confection.
Céline arrache encore un bout et répète sans cesse le geste jusqu’à ce que naisse le motif … la raison de faire. Elle recolle les morceaux, comme on raccommode les porcelaines, laissant visible la cassure. Refaire et refaire avec acharnement pour que dans le creux du temps la pensée s’élabore. Les résultats ne sont jamais préconçus, ils se matérialisent par l’accumulation des gestes et de la matière. Que ce soit le fil, la terre ou le papier, que ce soit coudre ou dessiner, seul compte le fait de ne rien lâcher et d’aller au bout … au bout du travail et au bout de ce que le corps supporte pour, à force de bégaiements, entrevoir l’indicible. La bande cache pour une fois ne cache rien, elle révèle la volonté d’écrire l’histoire. Laisser trace sur le papier d’une écriture aléatoire. Trouver la ponctuation : rouge/ blanc, noir/ blanc. La couleur n’existe qu’à côté du silence de la bande vierge.

L’ensemble est foisonnant, les bords incertains. Déchirer/recoller, déchirer/recoller, à chaque extrait le pouce appuie sur le papier qui petit à petit disparaît. Éloigner/ rapprocher, le balancement est incessant et rythme le temps de travail. La chorégraphie naît des gestes nécessaires. Les morceaux gagnent par envahissement. Migration qui ne s’arrêtera qu’une fois la matrice saturée. Alors seulement apparaît le dessin. Un coupon de papier recouvert de traces d’encre. Une multitude de petits morceaux de bandes chargés chacun du bruit de la déchirure qui portent à nos yeux, la pulsation vitale du monde.
Le journal de Janmari (*) n’est jamais loin avec ses ronds obsessionnels. La façon de remplir l’espace juste pour tenter d’effacer le doute ressenti devant un travail qui n’aura jamais de fin. Comme on ne peut rien faire d’autre, Céline recolle ce qui est déchiré… sur une nouvelle base, pour d’autres projets. Il convient de fabriquer les liens, parier sur la reconstruction d’un monde désuni. On fait finalement pour les autres, pour tous ceux qui nous font.
Il n’est pas question de maîtrise, ni même d’adresse au travail mais plutôt de durée, de fatigue, d’épuisement. Le dessin s’organise de lui-même, les flux de taches se créent par on ne sait quel tropisme. S’agglutinant en îlots dans un milieu qui semble liquide, vibrant. La danse des gamètes. Tout paraît s’organiser sans aucune volonté, par affinités électives, créant un ensemble où le trait des déchirements vaut bien les bords nets du ruban d’origine. Il n’est pas question de défi non plus, mais d’un désir sans cesse renouvelé qui à chaque oeuvre fait entrevoir la prochaine. Fruit d’une pratique régulière, un travail éprouvé à bras-le-corps toujours recommencé.

Chantres d’un arte povera, les paradigmes sont fragiles. Les matériaux utilisés empêchent volontairement toute tentative de sacralisation. Ils évolueront, vieilliront, se transformeront comme on se transformera à les accompagner. Il faudra tout faire alors pour les soigner, les entretenir, retenir l’irréparable. La pérennité est illusion, toute oeuvre est éphémère à l’échelle du temps et il serait bien inconvenant de croire en notre éternité.

(*) le journal de Janmari de Gisèle Durand ed : L’arachnéen